« Les héros de la Frontière » ou la traversée du hasard en littérature

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Dans « Les héros de la Frontière » (éd. Gallimard, trad. Juliette Bourdin), Dave Eggers raconte une odyssée. Celle d’une femme partie avec ses deux enfants se confronter à une nature sauvage en Alaska. Réinterprétant le mythe de la Frontière, l’auteur explore aussi le concept de wilderness, qu’il revisite, pour proposer une quête d’identité tout autant qu’une quête narrative.

"Une génération s'en va, 
une génération s'en vient, 
et la terre subsiste toujours"
(Ec 1, 4)*

Un pas de côté, pour un autre récit

« Les héros de la Frontière ». Avec un tel titre, Dave Eggers montre qu’il entend revisiter le mythe de la Frontière, si puissant dans l’imaginaire américain. Il raconte l’odyssée de Josie qui décide de tout quitter et de rejoindre l’Alaska avec ses deux enfants, à bord d’un vieux camping-car brinquebalant que très ironiquement ils vont appeler « le Château ». Ce que l’on comprend assez rapidement c’est que c’est tout un imaginaire qui opère à fond. Et aussi le fantasme du passé auquel il suffit de tourner le dos : « Le passé pouvait être une chose délicieuse, tirer une croix sur quelque chose, sur un endroit. En avoir fini et être capable d’emballer le tout, avec le début, le milieu et la fin, fermer le carton et le remiser. » (p. 167) Libérée du « joug » d’un « narrateur extérieur »[1], l’héroïne se pose en narratrice de sa propre histoire passée, dont elle détermine un début, un milieu et une fin. La frontière opère ici comme un « seuil initiatique symbolique »[2] : vers un autre projet narratif.

En même temps qu’il questionne des habitudes narratives, Dave Eggers revisite le genre du nature writing. Ce genre littéraire qui oppose à une nature omniprésente un regard critique sur la société de consommation. Au fil du roman, on découvre comment et pourquoi Josie, cette mère célibataire, a décidé de laisser derrière elle sa petite ville de l’Ohio. « Dans son évolution radicale vers l’amélioration de l’alimentation, de la santé et de l’éducation, la ville était devenue un triste endroit et l’épicerie bio était le lieu le plus malheureux de cette triste ville. » (p. 164) Une société uniformisée par opposition à une nature sauvage, plurielle, où éprouver sa liberté : la devise de l’héroïne désormais sera : « Affranchie. Ravie. Loin et libre » (p. 92).
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idèle aux caractéristiques du nature writing, Dave Eggers ajoute un thème qui lui est cher, celui de l’émancipation, placé en vis-à-vis du thème de la responsabilité. Josie en effet a demandé son émancipation lorsqu’elle était adolescente ; dans son récit autobiographique, « Une oeuvre déchirante d’un génie renversant » (2000), Dave Eggers raconte comment il a du, à 21 ans, s’occuper seul de son petit frère. La responsabilité de l’adulte vis-à-vis de l’enfant revient sans cesse dans « Les héros de la Frontière », comme une interrogation larvée, lorsque Josie conserve son air interrogateur dès qu’elle observe ses enfants.

« Il y a le bonheur de ce qui nous rend fiers, le bonheur qui naît du beau travail accompli qu grand jour… Et puis il y a le bonheur de son propre laisser-aller. Le bonheur de goûter un solitude grisée de vin rouge, sur le siège passager d’un vieux camping-car garé quelque part dans le sud profond de l’Alaska » (p. 9)

« Nous vivons une époque vengeresse » (p. 147), se lamente l’héroïne. Et en fait d’héroïsme, Josie, c’est une dentiste qui a perdu son cabinet à cause d’un procès suite à une erreur médicale ; c’est aussi une femme rongée par la culpabilité d’avoir encouragé un jeune à s’engager dans l’armée et qui est mort au combat ; c’est aussi une mère qui regrette d’avoir choisi cet homme-là comme père de ses enfants – « le fils d’un éleveur de bovins qui avait ravagé d’innombrables kilomètres d’Amérique centrale pour nourrir des vaches qui nourrissaient Américains et Japonais » (p. 184).
Les « héros de la Frontière » sont d’abord des individus en situation d’échec : dans une société qui cultive l’obsession de la réussite, il est fortement question de déchéance
Et si l’itinéraire des héros ressemble plus à une errance – ils vont de parking de camping-car en squat de cabane isolée, apparemment sans but précis, plutôt que de repousser la Frontière dans un mythe rejoué de la conquête de l’Ouest, ils sont repoussés par elle.

La promesse de l’Ouest : déconstruire un mythe

Dave Eggers a une façon bien personnelle d’explorer le concept de wilderness, concept très américain qui renvoie à l’idée d’une nature intacte comme moyen de réalisation de soi et sujet d’admiration. Ici, la nature, ce cadre que l’on croyait sublime est présenté comme hostile, les forêts sont la proie des flammes. Même les aigles, ces « merveilleux »(p. 17) rapaces si majestueux (un rapport pas si lointain avec l’emblème des Etats-Unis) ont pour technique de chasse une habitude de charognard, faire tomber les mouflons du haut d’une falaise pour les dévorer au fond du gouffre. On est loin de l’image idyllique d’une nature à la fois belle et sauvage et de la vision romantique, exaltée, de la wilderness[3]. Dave Eggers se place en contrepoint de ce que l’on trouve chez John Muir – « Ici, il n’est nulle douleur, nulle heure vide et maussade, nulle peur du passé, nulle peur du futur. La beauté divine est si immanente dans ces montagnes bénies que nulle espérance ou expérience personnelle secondaire n’y sont admises. »[4] – ou chez un contemporain, Pete Fromm, dont le héros (c’est-à-dire lui-même), dans « Indian Creek » (éd. Gallmeister,  2010) par exemple, semble déborder d’optimisme à cause du cadre, une nature sauvage dont il jouira de cette caractéristique, sauvage, à mesure que le danger se précise – les ours, le courant des rivières, etc. Dave Eggers questionne, lui, le caractère sacré affublé à la nature.

« Était-elle invincible ? Elle se demanda si elle était guidée par un pouvoir supérieur. Sa mission – éviter Carl et quitter la civilisation – était-elle revêtue d’un caractère sacré ?  Il n’y avait pas d’autre explication. » (p. 297)

Dave Eggers ne cherche pas tant à désacraliser la nature qu’à placer l’inconfort au cœur de son roman : présentée comme hostile, la nature inconfortable sert de sursaut narratif et suggère l’impossibilité de s’attacher à un lieu. Une odyssée à la Homère où tout opère, la nature comme les hommes, comme pour empêcher le héros de rester sur place. S’il semble vouloir tourner le dos à une vision exaltée de la nature, l’expérience que l’on en fait n’en reste pas moins essentielle, fondamentale. Et si sacré il y a, il n’est pas ici un espace à admirer mais à expérimenter. « Moi, John Brown, me déclare désormais convaincu que les crimes de ce pays coupable ne seront purgés que par le sang. »[5] John Brown (1800-1859) abolitionniste américain a payé de sa vie son combat contre l’esclavage. S’agira-t-il pour l’héroïne tout autant rongée par la culpabilité qu’en proie au rejet d’une société « vengeresse », de prendre la nature comme lieu d’expiation ?

Dans ce récit initiatique que livre Dave Eggers on assiste à ce moment où les héros sont pris dans un déchaînement des éléments. Josie éprouve dans son corps l’air, la terre, l’eau et le feu. Jusqu’à être blessée, le peau éraflée, elle se frotte littéralement aux éléments dans un rapport fusionnel avec la matière qui semble être une façon d’exister enfin. « Au-dessus d’eux, le tonnerre craqua encore, plus fort que n’importe quel orage depuis la naissance du monde, et Josie éclata de rire une nouvelle fois. » (p. 396, 397) Dans ce roman on trouve pour définition du héros : celui qui s’humilie. Josie et ses enfants connaissent l’humiliation de l’échec, ils vont éprouver un autre sens du mot « humilité » : étymologiquement le terme vient du grec humus qui signifie « la terre ». C’est dans le contact avec la matière qu’ils vont se frotter aux limites de leur être. L’héroïne fait l’expérience charnelle de la nature. Un état de jouissance presque hemingwayien, comme une manière d’éprouver le réel, où la nature et les éléments sont le lieu de la confrontation au monde. Pour reprendre les propos de Rédouane Abouddahab à propos d’Hemingway, il s’agit de « buter sur les limites du possible » et d’atteindre l' »humilité dans le rapport à l’identité et à soi »[6].

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« Les Héros de la Frontière », p. 399

« Notre vie hasardeuse » : peut-on abandonner le récit ?

« Josie regarda les visages lumineux et ardents de ses enfants et sut que c’était exactement qui et où ils étaient censés être. »(p. 398) Après cette fin en forme de climax, un nouveau chapitre s’ouvre avec pour seule et unique phrase « Et demain ? »(p. 399). Un chapitre en page blanche pour suggérer l’idée d’une identité toujours en mouvement, à retrouver sans cesse, à constamment rechercher et revisiter. « Qui ? » et « où ? » hantent l’héroïne tout au long du roman : dès lors, la fiction ne saurait aboutir, tant définir l’être équivaut à le limiter, à le circonscrire. Et là où « les préoccupations identitaires (…) cachent généralement la volonté de puissance et l’appropriation de l’espace et des êtres »[7], l’expérience identitaire de Josie, héroïne déchue, passe par une humiliation, une désappropriation de soi.

« Loin d’être le lieu d’une réconciliation de soi-même avec soi, [l’œuvre littéraire et artistique] ouvre vers l’infini de tout ce que nous ne sommes pas mais aurions pu être si, à tel ou tel moment de notre histoire personnelle où notre vie s’est jouée, les choses s’étaient déroulées différemment. »[8] Tout au long de son périple, Josie ne cesse de remettre en question ses choix antérieurs, se fantasme en fuyarde recherchée par le père de ses enfants pour enlèvement et réécrit les épisodes de sa vie en scènes de comédie musicale où elle transpose les personnes qu’elle rencontre : elle écrit ses « vies parallèles », selon la formule chère à Pierre Bayard. « Les vies que nous n’avons pas vécues, les êtres que nous n’avons pas aimés, les livres que nous n’avons pas lus ou écrits, ne sont pas absents de nos existences. Ils ne cessent au contraire de les hanter, avec d’autant plus de force que, loin d’être de simples songes comme le croient les esprits rationalistes, ils disposent d’une forme de réalité dont la douceur ou la violence nous submerge dans les heures douloureuses où nous traverse la pensée de tout ce que nous aurions pu devenir. »[9]
Que serait devenue Josie si elle était restée chez sa (presque) sœur Sam, ainsi qu’elle en avait l’intention ? Combien de temps serait-elle restée près de la mine abandonnée s’il n’y avait eu les feux de forêt ? Il est tentant, lorsque l’on a sous les yeux un tel récit initiatique, de questionner les « bifurcations » au sens où l’entend Pierre Bayard : prêter attention à ces « autres mondes que nous aurions pu connaître »[10]… De son bateau, Ulysse apercevait déjà la « campagne natale », « les hommes et les chevaux tout près »[11] quand ses compagnons ont eu l’idée d’ouvrir l’outre des vents contraires. L’odyssée plus que tout autre type de récit se prête à l’exploration de ces bifurcations : il nous faut sans cesse réécrire ce que l’on tient pour une trajectoire dès lors qu’on confronte celle-ci au réel.

Qu’il s’agisse d’abandonner la « triste » promesse d’une civilisation, d’interpréter des événements du passé ou d’improviser une partition, comme lorsque l’héroïne se découvre en cheffe d’orchestre, Dave Eggers questionne le récit, anagramme du mot « écrit » comme le rappelle Dominique Rabaté[12]. La page blanche par laquelle s’achève son roman, c’est le récit qui laisse la place au hasard. Emily Dickinson (1830-1886), poétesse de la confrontation de l’être au monde par la nature et les éléments, évoque notre « Vie Hasardeuse » dans un superbe poème :

Toute vie converge vers un Centre -
Exprimé - ou dormant -
Il existe pour chaque Nature humaine
Un But -

À peine incarné consciemment - il est
Sans doute trop beau
Pour qu'un doute sur sa Crédibilité
Le gâte -

On l'adore avec prudence - comme un Paradis Fragile -
Qu'on ne peut espérer atteindre
Ce serait comme toucher
La Parure de l'Arc-en-ciel -

Pourtant on persévère dans cette direction - il est d'autant plus sûr qu'il est si Loin -
Si haut -
On atteint grâce à la lente diligence des Saints -
Le Ciel -

Il se peut - qu'on n'y parvienne pas - dans notre Vie Hasardeuse -
Mais alors -
L'Éternité nous permettra d'essayer
Une fois encore[13]

Le « but » de « toute vie » dont parle Emily Dickinson questionne ce que Pierre Bayard désigne comme « notre utilisation de la causalité dans notre perception du monde »[14]. « S’amasser à terme comme la Foudre / Puis, la Création blottie, / Se dissoudre en majesté / Voilà – qui serait Poésie. »[15] S’il est « difficile pour l’esprit humain d’accepter la part considérable que joue le hasard dans la production des événements »[16], reste la possibilité, toujours offerte, de faire l’expérience sensible du temps, des éléments.

Voilà qui serait littérature.


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* cité dans l’émission de France Culture, « La Compagnie des auteurs », du 26/03/2019, « Hemingway et l’expérience des limites »

[1] Aurore Touya, « La polyphonie romanesque au XXe siècle » (éd. Classiques Garnier, 2015), Introduction (p. 15)
[2] Céline Sabiron, « Écrire la frontière : Walter Scott ou les chemins de l’errance » (éd. Presses universitaires de Provence, 2016)

[3] « En anglais, le terme wilderness fait référence à des paysages non cultivés et complètement inhabités où la nature n’a pas été transformée par la main de l’homme. Ce concept typiquement américain ne possède aucun équivalent français en raison de sa charge culturelle, religieuse et de ses connotations historiques », in William Cronon, « Le problème de la wilderness, ou le retour vers une mauvaise nature » in Écologie & politique 2009/1 (N°38)
[4] John Muir, « Un été dans la Sierra » in William Cronon, id
[5] « Vie et correspondance de John Brown » in Susan Howe, « Mon Emily Dickinson », trad. Antoine Cazé, p. 126, éd. Ypsilon, 2017
[6] Emission de France Culture, id
[7] Christine Bard in C. Bard, M. Blais, F. Dupuis-Déri (dir.), « Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui », Introduction, p. 36, 37, éd. PUF, 2019
[8] Pierre Bayard, « Il existe d’autres mondes », p. 118, éd. Minuit, 2014
[9] id. p. 68
[10] id. p. 29
[11] Homère, « L’Odyssée », trad. Philippe Jacottet, p. 181, éd. La Découverte, 2016
[12] Dominique Rabaté, « La Passion de l’impossible », éd. Corti, 2018
[13] Emily Dickinson, poème n°724, in « Poésies complètes », trad. Françoise Delphy, éd. Flammarion, 2009
[14] Pierre Bayard, « La vérité sur ‘Dix Petits Nègres' », p. 109, éd. Minuit, 2019
[15] Emily Dickinson, « Car l’adieu, c’est la nuit », trad. Claire Malroux, p. 305, éd. Gallimard, 2007
[16] Pierre Bayard, « La vérité sur ‘Dix Petits Nègres' », p. 109, éd. Minuit, 2019

Publié par

Odile Riffaud

Journaliste et passionnée de lectures

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